Après la crise, quelles pistes de changement, dans la régulation du capitalisme? (6)
Une remise en cause des modes de gouvernance?
La question de la gouvernance relève moins d’une supposée «prise de pouvoir des actionnaires» que de la remise en question de certains modes de gestion dont la diffusion aurait accru l’instabilité de la finance et de l’emploi. Au cœur de ces modes de gestion, axés sur la création de valeur actionnariale, on trouve le principe selon lequel c’est à la finance qu’il revient de diversifier et de mutualiser le risque, et non à l’entreprise, principe qui a très fortement influencé les stratégies des grands groupes («recentrage sur leur «cœur de métier») et poussé à une redistribution des risques au sein de la société.
La crise pourrait cependant révéler une faille dans le système de gouvernance des investisseurs institutionnels (fonds de pension stricto sensu et mutual funds). L’idée selon laquelle ces derniers exerceraient un pouvoir exorbitant sur les entreprises à travers leurs participations dans le capital paraît certes peu fondée, celles-ci étant par nature disséminées et ne représentant individuellement qu’une part faible du capital des grandes cotations.
En revanche, la montée des investisseurs institutionnels dans la gestion collective de l’épargne mondiale, à la faveur du vieillissement démographique, soulève la question de leur rôle à long terme et de leur influence stabilisatrice sur les marchés.
Ces fonds ne peuvent apparaître comme de simples intermédiaires financiers car ils gèrent, au moins pour partie, une «dette sociale» à leur passif1: la composante la plus dynamique de ces fonds (publics ou privés) est constituée de droits à retraite capitalisés, qui ne peuvent être considérés comme une stricte épargne privée. La confiance dans les «fonds de pension» (au sens large, c’est-à-dire des investisseurs portant des droits à la retraite) doit être de même nature que celle accordée aux banques (qui gèrent le bien collectif qu’est la monnaie) dans la mesure où une incertitude radicale sur les revenus de l’inactivité entraînerait des comportements de consommation tout au long de la vie au mieux sous-optimaux, au pire chaotiques. Or, la concurrence entre gestionnaires de fonds sur les marchés financiers pour afficher les meilleures performances à court terme est parfois incriminée comme étant à l’origine d’un affaiblissement de leur fonction stabilisatrice. Les actions, qui étaient notamment une source de rendements élevés pour les fonds d’investissement depuis 15-20 ans, produisent un rendement quasi nul depuis 8-10 ans et connaissent des fluctuations d’une ampleur inégalée dans l’histoire (avec deux épisodes rapprochés de pertes voisines de 50 % pour le S&P500 en six ans). Cet élément pourrait expliquer que les investisseurs soient allés chercher leurs rendements sur des produits à risque et aient contaminé leurs bilans de produits « toxiques», faute de se résoudre à l’entrée dans un environnement de rendements plus faibles.
Cette concurrence ne remplit pas alors les conditions prudentielles nécessaires pour établir la confiance dans le système, en raison des relations asymétriques entre les gestionnaires des fonds et leurs mandants, autrement dit les épargnants: ces derniers n’exercent qu’un contrôle insuffisant sur la gestion de leur épargne. La France semble relativement moins sujette à de telles dérives, observées aux Etats-Unis avec le cas Enron par exemple, dans la mesure où la loi du 21 août 2003 portant réforme des retraites confère, aux salariés et à leurs représentants, un pouvoir de cogestion sur leur épargne salariale (Plans d’Epargne Entreprise) et leur épargne retraite (Plans d’Epargne Retraite Collectifs).
Mais la puissance publique semblerait légitime pour définir des ratios prudentiels (sans hors bilan), contrôlés par des spécialistes, tout en évitant une trop forte immixtion dans la gestion professionnelle des placements des fonds.
Plus généralement, la crise pourrait révéler une défaillance des modes de gestion qui sous-tendent le critère de maximisation boursière. Les conflits et les asymétries d’informations qui peuvent naître entre les dirigeants et les actionnaires sont censés être résolus par la distribution de stock options (qui permettent de lier l’intérêt des dirigeants à celui des actionnaires) et la certification de l’information financière. Cela revient cependant à faire deux hypothèses que la crise financière actuelle met à mal: d’une part que les informations financières transmises au marché rendent compte de la valeur fondamentale de l’entreprise, assertion aujourd’hui contestable; d’autre part que les actionnaires sont les seuls créanciers résiduels de l’entreprise.
Or, il apparaît singulièrement aujourd’hui que le risque entrepreneurial est porté aussi par les salariés, et que ces derniers peuvent être analysés comme détenteurs d’une portion du capital immatériel de l’entreprise2. Dans la mesure où les fonds diversifient le risque alors que les entreprises doivent se spécialiser sur leur cœur de métier, l’instabilité de l’emploi est renforcée via des restructurations( externalisation, sous-traitance, acquisitions…). Si les salariés disposent d’un capital humain spécifique, ils sont peu redéployables, autrement dit difficilement «valorisable» sur le marché externe auprès d’autres entreprises. Ils ne sont ainsi pas incités à investir davantage dans leur formation, et le niveau de production peut en être affecté à long terme. Ces constats plaident en faveur de modèles de gouvernance partenariale, notion développée notamment à travers le concept de «team production»3.
Dans ce modèle, le Conseil d’administration prend une importance capitale pour défendre l’intérêt de l’ensemble des stakeholders, car il doit assurer la coordination de la structure et assumer les choix stratégiques pour encourager chacun à spécialiser ses actifs, augmentant ainsi le profit de tous.
On peut en trouver une ébauche dans le mécanisme des provisions anti-OPA existant, à l’heure actuelle, dans 43 Etats américains4. Ces provisions partagent de fait un point commun : elles invitent les administrateurs d’une société cible, dans leur appréciation du bien-fondé d’une OPA/OPE, à considérer des intérêts autres que ceux des actionnaires5. En France, la gouvernance des Fonds communs de placement d’entreprise s’en approche également. Ce type de fonds, cadre le plus répandu pour la gestion de l’épargne salariale, possède un conseil de surveillance, définit la politique d’investissement et exerce les droits de vote attachés aux actions détenues. Il est paritaire et comprend une moitié de représentants des salariés et une moitié de représentants de la direction. Il semble cependant qu’en pratique les salariés n’aient que peu d’influence sur la gestion, souvent déléguée et difficilement contrôlable6.
Notes:
1. Aglietta M., 1998, «Le capitalisme de demain», Note de la Fondation Saint-Simon.
2. Blair M. et Stout L., 1999, «A team production theory of corporate law», Virginia Law Review, vol. 85, p. 247-328.
3. Blair M. et Stout L., op. cit.
4. Moore M. et Rebérioux A., 2007, «The corporate governance of the firm as an entity; old issue for the new debate», in Biondi Y., Canziani A. et Kirat T. (éds.), The firm as an entity: implications for economics, accounting, and law, Routledge, p. 348-374.
5. En Pennsylvanie par exemple, doivent être prises en compte les conséquences pour «tout groupe affecté par cette opération, y compris les actionnaires, les salariés, les consommateurs et les créanciers», ainsi que «les communautés dans lesquelles les bureaux et autres établissements de l’entreprise sont situés».
6. Autenne A., 2005, Analyse économique du droit de l’actionnariat salarié. Apports et limites des approches contractualiste, néoinstitutionnaliste et comparativiste de la gouvernance d’entreprise, Bruxelles, Bruylant.
Source: Centre d’analyse stratégique «La note de veille», n°120, Janvier 2009
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