Quatre siècles d’échange littéraire franco-iranien (4)
La Littérature persane et l’influence française
Les Français qui se rendaient en Perse, parlaient également aux Iraniens de la littérature occidentale en général et de leur propre littérature en particulier.
Mais au début les Iraniens appréciait peu les littératures européennes et il y avait même certaine opposition estimant la
littérature persane bien supérieure à celle des Européens. Seuls les philosophes de l’Occident attiraient alors leur admiration.
L’accueil fait à la littérature française était donc fort timide ; mais au fur et à mesure l’influence française prend plus d’ampleur, de sorte qu’à partir du XXe siècle l’ordre s’est visiblement renversé: le théâtre iranien s’inspirant de Racine, de Labiche et surtout de Molière, subit des changements essentiels.
La poésie moderne proposée par Nima Youchidj, lecteur fervent des poètes français, mit sérieusement en question l’autorité de la versification traditionnelle.
De nouvelles formes romanesques telles que le roman en prose (la littérature persane était déjà riche en romans en vers), la nouvelle etc. vinrent transformer radicalement la littérature persane contemporaine. Ce changement de goût à la fois progressif et profond chez les Iraniens est, croyons-nous, dû à plusieurs facteurs.
Ce fut tout d’abord l’attribution des bourses d’études aux jeunes étudiants iraniens sur l’initiative d’Abbas Mirza prince héritier de Fath Ali Shah, au début du XIXe siècle, leur permettant de faire leurs études en Europe surtout en France ou Faranguestan (le pays des Francs.)
De retour en
Iran ces anciens élèves aidèrent à la fondation de la première école à l’européenne, Darolfonous ou l’Ecole polytechnique de
Téhéran fondée en 1851.
Ce fut en effet Amir kébir l’incomparable chancelier de Nasser-Eddin shah qui mit en place ce grand projet qui est aujourd’hui unanimement considéré comme la pierre angulaire de l’éducation nationale moderne en Iran.
Dans cette école à côté des professeurs français un groupe d’Iraniens francophones comme Mirza Réza, Mirza Ali Hamadani, Khalil Khan Saghafi, Mohammad Hassa Khan, Mirza Ali Akbar Khan… enseignaient certaines matières. Ainsi ces professeurs, outre leurs activités scolaires, menaient-ils une carrière de traducteurs et d’interprètes.
Quant au deuxième facteur il est certes dû aux travaux des traducteurs iraniens. La première œuvre considérable qui fut traduite du français en persan date de1882; c’était en fait le chef-d’œuvre de René Descartes à savoir Le Discours de la méthode fait par un juif iranien nommé Mulla Lalehzâr. La qualité de cette traduction compte en effet beaucoup moins que son mérite d’avoir enfin initié les Iraniens à la lecture de la traduction des textes étrangers.
Le premier texte dramatique traduit en persan ce fut Le Misanthrope de Molière par Mirza Habib Isfahani. Ce traducteur de talent donna aussi la traduction de L’histoire Gil Blas de Santiliane œuvre de Lesage.
Mohammad Tahir Mirza le petit-fils d’Abbas Mirza fut un des meilleurs et peut-être le plus actif des traducteurs de cette époque. Il traduisit la plupart des ouvrages d’Alexandre Dumas Père comme Le Comte de Monte Cristo, Les trois Mousquetaires, Le Siècle de Louis XIV etc.
Etémâd al Saltaneh ministre des publications sous Nasser Eddin shah et l’auteur de L’histoire de France en persan, traduisit quelques œuvres du français dont Le Médecin malgré lui de Molière.
Le chef-d’œuvre de Fénelon à savoir Les Aventures de Télémaque fut traduit par Mirza Abdol Hossein Khan.
Ces tentatives aboutiront quelques années plus tard à ce que l’on appellera le mouvement de traduction mouvement durant lequel la plupart des œuvres valables ont été traduites par les écrivains-traducteurs iraniens.
Le troisième facteur ce fut la fondation des établissements scolaires francophones à Téhéran et en Province comme l’école Saint-Louis de Téhéran et les écoles Saint-Vincent de Paul à Tabriz, Salmas, Urmiyeh et Ispahan.
A la suite de tels évènements culturels, le lecteur iranien prit peu à peu goût à la littérature étrangère et revendiqua une poésie, un théâtre, une critique, un art romanesque et en un mot une littérature moderne à l’européenne.
C’est ainsi qu’au seuil du XXe siècle les Iraniens commencèrent une nouvelle ère au sens plein du terme : sur le plan politique le despotisme des rois avait cédé sa place à la constitution.
La volonté d’évoluer succéda à l’attitude rétrograde et la persistance inutile dans les gloires du passé et la littérature en tant qu’un miroir que l’on promène le long d’un chemin refléta et résuma toutes ces nouveautés.
Ainsi le théâtre moderne à côté du théâtre traditionnel trouva une place d’honneur; des auteurs de pièces de théâtre comme Mirza Fath Ali Akhondzadeh, Mirza Agha de Tabriz, Moayédolmolk et beaucoup d’autres firent leur entrée dans ce domaine et s’y exercèrent.
Grâce au poète Nima Youchidj (de Youch) disciple des poètes novateurs -Arthur Rimbaud notamment- on jeta enfin un nouveau regard sur la poésie, bien que Mawlavi1 longtemps avant eût suggéré ces innovations.
La littérature romanesque, de son côté, s’éloigna de la forme purement poétique. De grands romanciers qui s’étaient presque tous formés à l’école de leurs grands maîtres de la littérature française firent leur apparition.
Et Mohammad-Ali Djmalzadeh lecteur, traducteur et disciple d’Anatole France écrivit le premier roman persan moderne Yeki boud, yeki naboud (Il était une fois) et ouvrit ainsi le chemin pour l’avènement d’un vrai génie, Sadegh Hedayat qui est à juste titre un des plus grands romancier de la littérature mondiale.
Hedayate écrivait en français et en persan. Il fut vite accueilli et salué par les surréalistes. Son chef-d’œuvre la Chouette aveugle fut immédiatement apprécié et traduit dans beaucoup de langues2 . Il ne serait peut-être pas abusif de citer ici ce que José Corti a dit de Hedayat et de son œuvre dans ses Souvenirs désordonnés.
C’est un livre d’une atmosphère lourde, oppressante, dans lequel le maléfice d’un rêve s’insinue dans la réalité, l’enveloppe, se noue à elle – et l’écrase. Ce n’est pas un cauchemar que narre un conteur habile, mais une obsession que celui-ci fait partager et à laquelle je ne sais pas que lecteur ait jamais pu échapper. On peut imaginer qu’un auteur écrive un ouvrage fantastique parce qu’il a voulu tâter du genre et qu’étant heureux conteur il produise une belle œuvre. Ce ne sera jamais l’équivalent de la Chouette.
Espérons enfin que le XXI e siècle présentera, comme autrefois, des écrivains, des poètes, des dramaturges dignes de la littérature mondiale, des génies en herbe et en gerbe, occultés et éclipsés par le succès gigantesque de la littérature occidentale, littérature qui, à ses débuts du moins doit beaucoup à nos grands hommes.
Notes:
1.Djalaléddin Mohammad Mawlavi Roumi né en 1207 à Balkh (Afganistan) et mort en 1273 à Konya (Turquie). Roumi est l’un des plus grands poètes mystiques de la littérature persane.
2 - Traduit en français par Roger Lescot en 1953.
Source:Revue Le Pont, N:4, été 2007, PP.15-16.
Dr. Mohammad ZIAR
Université azad islamique de Téhéran