L’étang
"Etonnante affaire ! vos cœurs sont loin d’être désolés
Vos âmes sont indifférentes à ces impurs caprices,
à ces eaux amères. "
(Djamal d’Ispahan)
Ma vie est semblable à un étang :
Immobile, taciturne, calme et obscure.
La vague et la précipitation ne s’y enflamment pas.
La fureur et la clameur n’y rugissent point.
De temps à autre, peut-être, un vieux poisson
S’y plonge, sous l’effet de fatigue.
Et de sa pavane sénile,
Y fait quelques légères vaguelettes.
Ou quelque dérive timide due à un débordement
Détournée du torrent et errante s’y réfugie
Et en souvenir d’un assez long voyage
Lui apporte une torche rouge et noire.
D’un souffle échauffant et peu commun
Elle met fin à sa solitude noire et froide,
Et trouble ainsi, un moment,
Son cœur calme et insoucieux.
Ou un soir, un navire égaré jette l’ancre dans ses eaux.
Le matin, une fois revenu à ses sens,
Le capitaine donne l’ordre de lever l’ancre
Et de s’en éloigner.
Ou bien un oiseau en fuite, blessé dans la forêt,
Arrivé là-bas plaintif et hors de souffle,
Ne pouvant plus continuer, mourant et ensanglanté,
Fuyant le chasseur, s’y jette et casse le miroir de sa face ;
Et les poissons de s’y attaquer de partout.
De temps à autre, peut-être, des canards sauvages
Fatigués pendant la journée, s’emparent de lui,
Y passent la nuit et, dès l’aube,
S’y baignent avant de s’envoler.
Mis à part tout cela, l’étang a-t-il vu, dans sa vie, d’autres choses
Que des nuits noires et des aubes blanches ?
Des jours succéder aux jours,
Toujours inutiles, absurdes et impurs ?
Que de nuits l’étang a passées à pleurer, en silence
Jusqu’à l’aube, sous le toit gris et bas des nuages !
Mais le rude nuage, resté impassible,
N’a pas cessé de pleuvoir !
Que de nuits passées encore,
Pleines de joie absurde du printemps
Où il regardait la lune et la lune le regardait !
La nuit est bien longue et l’histoire continue.
La lune se couche derrière la roselière,
Et le matin se lève du cœur même de la mer paisible.
Tout est là, et rien que cela :
La vie sans aventure et sans vivacité.
C’est un journal intime tout blanc
Où aucune plante, aucune fleur n’a poussé ;
Il n’en est resté ni trace ni signe, ni angoisse,
Ni émotion, voire souffrance.
Quelle joie que de jaillir des rochers,
De s’y cogner la tête, ou bien,
De passer sans peine, s’il y a une plaine
Et de dévaler, s’il y a une vallée.
Quel bonheur que de voir des hauts et des bas !
De parcourir des chemins périlleux, pleins d’effroi ;
D’aller jour et nuit inlassablement,
D’être le symbole de l’éternité.
Ma vie est semblable à un étang :
Immobile, taciturne, calme et obscure.
La vague et la précipitation ne s’y enflamment pas.
La fureur et la clameur n’y rugissent point.
Mehdi Akavan Sâlès. Téhéran fin août 1955
Traduit du persan: Mohammad Ziar
Téhéran le 17 juin 2007
Source:Revue Le Pont, N:4, été 2007, P.32.