Une ambassade arabe chez les Bulgares de la Volga (921 ap.JC)
En 921, une ambassade est envoyée par le calife abbasside Al-Muqtadir (souverain musulman de Badgad) auprès du roi des Bulgares, Almush ben Yltuwar. Ce roi demande au calife de lui envoyer un professeur de droit islamique chargé de parfaire l’enseignement religieux de son peuple. Ibn Fadlãn est donc choisi pour aller propager l’Islam chez les Bulgares. Il part le 21 juin 921. Voici un extrait de son compte-rendu:
«Chez les Bulgares,
Les Saqãliba mangent surtout du millet et de la viande de cheval, bien que le blé et l’orge se trouvent en abondance chez eux. Celui qui cultive a la jouissance de sa récolte, le roi n’ayant aucun droit sur elle, cependant ses sujets lui donnent chaque année une peau de martre par foyer. Lorsque le roi ordonne à une troupe de partir en expédition et qu’elle fait du butin, le roi en reçoit une part. Tous ceux qui donnent un repas de noces ou invitent à un banquet doivent réserver, pour le roi, une part à la mesure du festin, un Sãkbraj [une mesure] d’hydromel et du blé gâté car leur terre est noire et puante. Les Saqãliba n’ont pas d’endroits où entreposer leurs vivres. Aussi creusent-ils des puits pour les conserver; cependant, quelques jours après, ces provisions sont avariées, sentent mauvais et sont donc inutilisables.
Les Saqãliba n’ont ni huile d’olive, ni huile de sésame, ni graisse. Ils ont à la place de l’huile de poisson et tout ce qu’ils cuisent avec cette huile pue. Ils préparent une bouillie d’orge que consomment les jeunes esclaves filles et garçons. Parfois, ils cuisinent l’orge avec de la viande. Les maîtres mangent alors la viande et les jeunes filles esclaves l’orge, mais au cas où la viande est de la tête de bouc, ils leur en donnent.
Tous portent des bonnets. Lorsque le roi chevauche, il le fait seul, sans compagnie d’officier de garde ou qui que ce soit. Lorsqu’il passe dans le marché, les hommes se lèvent, ôtent leurs bonnets et le mettent sous l’aisselle. Quand le roi est passé, ils se recoiffent. De même, tous ceux qui sont introduits auprès du roi, grands, petits et même ses enfants et ses frères, dès qu’ils le voient, enlèvent leur bonnet et le mettent sous l’aisselle. Ensuite, ils lui font un signe de tête, s’assoient sur les talons, ne sortant leur bonnet ni ne le montrant jusqu’au moment où ils ne seront plus en présence du roi, c’est alors qu’ils remettront leur coiffure. Tous habitent dans des yourtes. Celle du roi est très grande: elle peut abriter mille personnes ou davantage. Elle est tendue de tapis arméniens et au centre se trouve le trône du roi recouvert de brocart [pièce de tissu] byzantin.
Selon la coutume, lorsqu’un enfant naît chez le fils d’un les leurs, son grand-père, et non son père, le prend en disant: «Je suis plus en droit que son père de l’élever jusqu’à ce qu’il devienne un homme.» Si l’un des leur meurt, c’est son frère qui en hérite, et non pas son fils. J’appris au roi que ce n’était pas licite et lui expliquai comment se faisait la transmission des héritages jusqu’à ce qu’il le comprît.
Je n’ai jamais vu la foudre tomber plus que dans leur pays. Quand une tente est frappée par elle, les Saqãliba n’en approchent pas et laissent tout en l’état: les homes, les biens et autres choses qui s’y trouvaient jusqu’à ce que le temps ait tout dévasté. En effet, ils disent «C’est une tente qui a soulevé la colère divine.»
Lorsqu’un homme en tue un autre intentionnellement, on lui inflige la loi du talion [vengeance à la mesure du tort qui a été commis]. Mais s’il a tué par erreur, on confectionne pour lui un coffre en peuplier, on le met à l’intérieur avec trois galettes de pain et une cruche d’eau, puis on cloue le coffre. On dresse trois perches comme les bois qui sont mis en travers (…) et on le suspend au centre. On dit: «Nous le plaçons entre ciel et terre pour qu’il soit exposé à la pluie et au soleil. Peut-être que Dieu le prendra en pitié.» Il reste ainsi suspendu jusqu’à ce que le temps l’ait putréfié et que les vents l’emportent. (…) Lorsqu’on constate qu’un homme est doué de promptitude d’esprit et a une certaine connaissance des choses, les Saqãliba disent: «Il est en droit de servir notre Seigneur.» On s’en saisit, lui passe une corde au cou et on le pend à un arbre où on le laisse jusqu’à ce qu’il tombe en morceaux. L’interprète du roi me raconta qu’un homme originaire du Sind [Inde ou Pakistan] était arrivé fortuitement dans le pays. (…) Il était vif et intelligent. Or plusieurs Saqãliba (…) le jugèrent doué de vivacité et de sagacité ; ils délibérèrent alors et dirent: «Cet homme mérite de servir notre Seigneur, nous allons donc le lui envoyer!» (…) Ils emmenèrent l’homme, lui passèrent une corde au cou, le pendirent au sommet d’un grand arbre et, le laissant ainsi, s’en allèrent.»
Source: Extrait de Charles-Dominique Paule, Voyageurs arabes, Gallimard, Pléiades, n°413, Paris, 1995. Pages 51-53.