La psychologie des foules (1895) de Gustave Le Bon (1)
La psychologie des foules constitue un thème majeur de la psychologie sociale dans notre monde moderne. Tebyan vous présente ici l’adaptation d’une étude datée du 17 octobre 2002 et présentée par M. Bernard Dantier, docteur en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Enseignant à l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence.)
Un livre sur la psychologie des foules
La Psychologie des foules, de Gustave Le Bon (1841-1931), depuis 1895 demeure une œuvre inclassable: psychologique, sociologique, historique, philosophique, politique, littéraire: elle peut recevoir tous ces qualificatifs à la fois sans qu’aucun d’eux ne suffise à sa définition, et sans d’ailleurs, il faut l’avouer, qu’elle suffise elle-même à mériter pleinement l’un d’eux en l’état des sciences humaines et sociales lors de ce début d’un vingt et unième siècle. Que doit nous apprendre la Psychologie des foules? Les principales thèses que Le Bon développe dans cet ouvrage sont formulables ainsi: Les foules reprennent de plus en plus d’importance dans notre monde. La foule produit par elle-même une nouvelle réalité humaine, une «âme» dotée d’une « unité mentale» composée par contagion et suggestion, «âme» qui est qualitativement autre que la simple somme spirituelle des individus qui la composent. L’individu se trouve altéré par la foule, devient surtout soumis à l’inconscient, et régresse vers un stade primaire de l’humanité. Parallèlement il y acquiert un sentiment d’invulnérabilité qui l’encourage à s’adonner aux instincts communs. Il peut ainsi devenir un «meneur», d’autant plus que les foules en ont un besoin vital pour se structurer et agir. En elles ne sont compréhensibles et motivantes que les pensées rudimentaires et imagées qui tendent aux illusions. De cette manière la foule procure à ses membres un plaisir unique et incomparable. Tout en restant inférieures à l’intelligence individuelle, les foules dépassent tous les extrêmes positifs et négatifs dans le champ de la moralité comme dans le domaine de l’action, au point d’être les seuls acteurs de l’histoire humaine. Les foules étant plus puissantes que toutes les intelligences et toutes les volontés individuelles, l’individu doit s’en protéger en les connaissant. Par ailleurs, cette recrudescence des foules indique autant qu’elle prépare l’anéantissement prochain de notre civilisation; ainsi est réclamé un nouvel idéal social, seul capable d’organiser positivement les foules et de redonner essor à une nouvelle civilisation.
L’émergence historique des foules
Dans ce cadre, notons d’abord que Le Bon attribue l’essor des « foules » au développement de la démocratie et des associations, corporations et syndicats qui y sont liés. Sur le plan sociologique, rapprochons donc cette analyse de celles faites par Alexis de Tocqueville (1805-1859) dans son fameux ouvrage traitant De la Démocratie en Amérique. Au travers de la conclusion de l’ouvrage monumental de Tocqueville, citons la fameuse prophétie sur les dangers du despotisme démocratique, prophétie qui commence ainsi:
«je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. (…) Je promène mes regards sur cette foule innombrable composée d’êtres pareils, où rien ne s’élève ni ne s’abaisse. Le spectacle de cette uniformité universelle m’attriste et me glace, et je suis tenté de regretter la société qui n’est plus.»1.
Nous le lisons assez clairement: Tocqueville perçoit la démocratie du monde moderne sous l’aspect de la «foule», «foule» qu’il se représente péjorativement.
La foule: un concept péjoratif
Le choix du mot «foule» de la sorte n’est pas anodin: ce mot, dans la langue française, porte un héritage de connotations péjoratives que Le Bon récupère volontiers. Initialement, en effet, la «foule» est l’action et l’endroit où des matières sont pressées les unes contre les autres et sont altérées par ce pressage mutuel2. Toute la Psychologie des foules de Le Bon se trouve déjà en germe dans cette étymologie et cette sémantique. Tandis que Tocqueville, peu soucieux d’étudier les foules en elles-mêmes, perçoit seulement dans celles-ci un rassemblement d’individualités diverses devenant foule par une homogénéité antérieure (celle produite par la démocratisation), Le Bon nous montre ces foules produisant au contraire une homogénéité ultérieure et spécifique, une «âme» collective résultant du «pressage» des individus entre eux. Comment cette «âme» peut-elle naître parmi la multiplicité des membres composant la foule? L’auteur de la Psychologie des foules propose comme facteur primordial de ce phénomène l’imitation, la suggestion et la contagion, trois aspects d’ailleurs d’un même processus d’uniformisation par contact. En cela Le Bon s’inspire de son contemporain Gabriel Tarde (1843-1904), lequel avait amorcé, entre autres spécialistes, une psychologie des foules (à partir de 1890 notamment dans Les lois de l’imitation). Cependant Le Bon récuse la théorie de Tarde sur les foules, en l’estimant trop partielle et superficielle; il retient surtout de Tarde tout ce qui concerne la suggestion et l’imitation, pour les mettre au centre de ses explications de l’âme des foules. Tâchant de trouver les causes de l’uniformité des membres de toute société se conservant par son unité, Tarde disait ainsi:
«Cette conformité minutieuse des esprits et des volontés qui constitue le fondement de la vie sociale, même aux temps les plus troubles, cette présence simultanée de tant d’idées précises, de tant de buts et de moyens précis, dans tous les esprits et dans toutes les volontés d’une même société à un moment donné, je prétends qu’elle est l’effet (…) de la suggestion-imitation qui, à partir d’un premier créateur d’une idée ou d’un acte, en a propagé l’exemple de proche en proche. Les besoins organiques, les tendances spirituelles, n’existent en nous qu’à l’état de virtualités réalisables sous les formes les plus diverses malgré leur vague similitude primordiale; et, parmi ces réalisations possibles, c’est l’indication d’un premier initiateur imité qui détermine le choix de l’une d’elles.»
Décadence et pessimisme de Le Bon
Selon Le Bon, qui écrit à l’orée du vingtième siècle, « l’époque actuelle constitue un des moments critiques où la pensée humaine est en voie de transformation. Deux facteurs fondamentaux sont à la base de cette transformation. Le premier est la destruction des croyances religieuses, politiques et sociales d’où dérivent tous les éléments de notre civilisation. Le second, la création de conditions d’existence et de pensée entièrement nouvelles, engendrées par les découvertes modernes des sciences et de l’industrie. Les idées du passé, bien qu’ébranlées, étant très puissantes encore, et celles qui doivent les remplacer n’étant qu’en voie de formation, l’âge moderne représente une période de transition et d’anarchie.» Or, observons qu’à l’époque même de Le Bon, Durkheim s’inquiète lui aussi de cet état de confusion et de dissolution des valeurs, d’effacement et d’indétermination des normes et des règles sociales, état qu’il appelle «anomie». Le Bon parle de «moment critique» et Durkheim de «crise redoutable».
Alors que Durkheim, convaincu du perfectionnement continu de la civilisation, estime que la société doit être réorganisée moralement (dans une «solidarité organique») parce que divisée et éclatée en spécialisations socioprofessionnelles sans cesse plus nombreuses et plus divergentes, Le Bon ne voit au travers du marasme social que des causes révélant le déclin de la civilisation, sa désorganisation et l’épuisement de ses motivations. Tandis donc que Durkheim avec optimisme et volontarisme tâche de préparer un monde dont la nouveauté est selon lui nécessitée par le processus positif du progrès social, Le Bon s’efforce avec résignation et pessimisme d’atténuer l’effondrement d’un monde ancien tombant dans la régression humaine.
Car le tableau de la foule brossé par Le Bon s’avère volontiers inquiétant, comme peut l’être une œuvre de Jérôme Bosch.
Notes:
1: Citations extraites de: Tocqueville (A.), De la démocratie en Amérique – 1ère édition: 1835-1840. (Cet ouvrage est édité dans cette collection des Classiques des sciences sociales.) (Retour à l’appel de note 2)
2: Lire par exemple dans le dictionnaire du lexicographe Emile Littré, ouvrage décrivant la langue en usage à l’époque de Le Bon, à l’article «foule»: «1- Terme d’arts. Action de fouler les draps ; préparation qu’on leur donne en les foulant par le moyen d’un moulin, afin de les rendre plus serrés et plus forts. 2- Terme de chapelier. Opération par laquelle on foule les feutres dans une cuve pleine de liquide. Ouvriers à la foule. Cuve à la foule. Atelier où l’on foule. Aller à la foule. (…) 5- Fig. Ce qui foule les hommes, comme fait le métier à fouler, oppression, vexations (vieilli en ce sens). (…) 6° Presse qui résulte d’une grande multitude de gens, et, par suite, cette multitude elle-même. (…) 7° Le vulgaire, le commun des hommes. La foule ignorante et capricieuse. (…) Se tirer de la foule, se distinguer, s’élever au-dessus du commun. (…) 8- Par extension, grand nombre. (…) » (Retour à l’appel de note 3)
Sources:
Gustave Le Bon (1895), La psychologie des foules, Edition Félix Alcan, 9ème édition, 1905
Wikipedia.org
Serge-moscovici.fr
Psychologie-sociale.com
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