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La psychologie des foules (1895) de Gustave Le Bon (2)

La foule en tant que nouvelle réalité humaine

   D’abord cette foule produit une nouvelle réalité humaine, totalement différente de tous les individus qui s’y réunissent. Cet aperçu de Le Bon correspond au constat sur lequel se fonde toute la sociologie moderne depuis notamment les travaux de Durkheim. Celui-ci, en 1896, dans Les Règles de la méthode sociologique, tient à contrecarrer toute conception tendant à expliquer le groupement des individus comme la simple résultante de leurs psychismes initiaux: «Sans doute, il ne peut rien se produire de collectif si des consciences particulières ne sont pas données; mais cette condition nécessaire n’est pas suffisante. (…) En s’agrégeant, en se pénétrant, en se fusionnant, les âmes individuelles donnent naissance à un être, psychique si l’on veut, mais qui constitue une individualité psychique d’un genre nouveau.»1.

Ces nouveaux organismes sont d’autant plus redoutables et inquiétants qu’ils s’imposent avec une force et une hégémonie sans égal sur chaque individu. Il serait plus qu’intéressant de rapprocher l’influence qu’exercent les foules sur l’individu dans la psychologie sociale de Le Bon de cette influence qu’exercent les «faits sociaux» sur l’individu dans la sociologie de Durkheim.

   Nous invitons le lecteur à revoir ainsi ce que cet auteur dit des faits sociaux: «la qualification de sociaux convient aux faits sociaux; car il est clair que, n’ayant pas l’individu pour substrat, ils ne peuvent en avoir d’autre que la société, soit la société politique dans son intégralité, soit quelqu’un des groupes partiels2 qu’elle renferme »3. « Groupes partiels»: voilà les foules dont s’occupe Le Bon.

un groupe partiel

Foules, psychologie individuelle et psychanalyse

   «La foule est toujours dominée par l’inconscient»: telle est de la sorte l’une des affirmations centrales de Le Bon psychologue des foules. Pour Le Bon, la régression de l’individu dans le groupe le ramène aux instincts primaires communs à tous ses partenaires, et ces instincts agissent sur le mode basique de l’inconscience. Freud admet que Le Bon décrit la modification de l’individu dans la foule «en des termes qui s’harmonisent bien avec les hypothèses fondamentales de notre psychologie des profondeurs». Aussi, Freud reformule l’explication de Le Bon ainsi: «Nous dirons que la superstructure psychique qui s’est développée si diversement chez les individus a été abattue, privée de ses forces, et le fondement inconscient, identique chez tous, mis à nu (rendu opérant)». Freud tient à ajouter encore: «Cette prédominance de la vie fantasmatique et de l’illusion soutenue par le désir inaccompli, nous avons montré qu’elle est déterminante dans la psychologie des névroses». Selon Freud, le lien qui fusionne les membres de la foule s’explique en partie par le fait qu’une foule est «une somme d’individus qui ont mis un seul et même objet à la place de leur idéal du moi et se sont en conséquence, dans leur moi, identifiés les uns aux autres.»

Ainsi Freud présente comme hypothèse de travail que la foule réincarne pour l’individu l’expérience de la horde originaire qui se trouve au fondement de la civilisation, «horde soumise à la domination sans limite d’un mâle puissant», père aimé et haï à la fois, père finalement tué par les fils, lesquels se sont organisés ensuite en communauté gardant toujours le souvenir coupable du meurtre originel, sous forme de religion et de morale («totem» et «tabou»)4.

   Freud ajoute ainsi que « les foules humaines nous montrent (…) l’image familière d’un individu isolé, surpuissant au sein d’une bande de compagnons égaux (…). La psychologie de cette foule (…) correspond à un état de régression à une activité psychique primitive, telle qu’on pourrait justement l’assigner à la horde originaire.». Durkheim est loin de nier et de négliger ces phénomènes. Il fait remarquer «quel degré d’énergie peut prendre une croyance ou un sentiment, par cela seul qu’ils sont ressentis par une même communauté d’hommes en relation les uns avec les autres. (…) Il n’est même pas nécessaire que nous éprouvions déjà par nous-mêmes, en vertu de notre seule nature individuelle, un sentiment collectif, pour qu’il prenne chez nous une telle intensité; car ce que nous y ajoutons est, en somme, bien peu de chose. Il suffit que nous ne soyons pas un terrain trop réfractaire pour que, pénétrant du dehors avec la force qu’il tient de ses origines, il s’impose à nous »5.

cas d’espèces: psychologie des foules dans le film américain 300

Régression intellectuelle de l’individu dans le groupe

   A en croire Le Bon, le groupe exerce sur l’individu une influence qui le dénature jusqu’à en faire un nouvel être habité par des idées et mu par des sentiments autrement impossibles. Car l’altération de l’individu ne s’arrête pas aux secteurs psychoaffectifs, et notre auteur se démarque sur un autre point quand il affirme que «les raisonnements des foules sont toujours d’ordre très inférieur. -Les idées qu’elles associent n’ont que des apparences d’analogie ou de succession. (…) Elles pensent par images, et ces images se succèdent sans aucun lien.». Cette thèse de la régression intellectuelle de l’individu dans le groupe s’oppose à celle de Durkheim qui soutient que ce groupe apporte une progression à l’intelligence de l’individu. Durkheim s’attache à prouver comment la pensée conceptuelle et logique est l’œuvre de la collectivité, l’individu, sans relation avec celle-ci, ne pouvant accéder qu’à des perceptions subjectives dépourvues de rationalité et d’abstraction. Durkheim, en totale opposition avec les thèses de Le Bon qui voit dans la foule, c’est-à-dire la collectivité vivante, une désagrégation de l’intelligence et sa réduction à des principes simplistes et sensitifs, atteste que «la société n’est nullement l’être illogique ou alogique, incohérent et fantasque qu’on se plaît trop souvent à voir en elle. Tout au contraire, la conscience collective est la forme la plus haute de la vie psychique, puisque c’est une conscience de consciences. Placée en dehors et au-dessus des contingences individuelles et locales, elle ne voit les choses que par leur aspect permanent et essentiel qu’elle fixe en des notions communicables. En même temps qu’elle voit de haut, elle voit au loin; à chaque moment du temps, elle embrasse toute la réalité connue; c’est pourquoi elle seule peut fournir à l’esprit des cadres qui s’appliquent à la totalité des êtres et qui permettent de les penser»6

quelle individualité dans le groupe?

   Selon Le Bon, l’individu est «détérioré» par le groupe ; il y aurait donc des individus d’abord, puis des groupes où ces individus se rencontreraient et seraient dégradés. Mais on peut supposer, avec Durkheim par exemple, que c’est d’abord le groupe qui existe et non pas l’individu, et que le groupe forme celui-ci (par le processus de la socialisation et de l’éducation), au lieu de le déformer systématiquement comme le laisse entendre Le Bon7. On pourrait donc dénoncer ici les travers d’une vision individualiste et élitiste de Le Bon face à la collectivité. Mais, à la décharge de Le Bon, nous devons remarquer que Durkheim envisage surtout la société complète, c’est-à-dire la «foule» totale et permanente, tandis que Le Bon porte davantage ses analyses sur des foules partielles et transitoires; dans ce cas les théories de l’un et de l’autre ne seraient pas forcément incompatibles ni contradictoires. D’ailleurs, Durkheim prend soin d’autre part de montrer comment le progrès de la société s’accomplit grâce à l’individuation: formé d’abord par la somme éducative que lui transmet l’encadrement social, l’individu ensuite, en vivant des expériences personnelles, se «spécialise», acquiert un savoir particulier et supérieur par lequel il pourra développer en retour celui de la collectivité. En ce sens, la thèse de Le Bon conserve et même renforce sa validité: le retour de l’individu dans le groupe tend à lui faire perdre ses acquis personnels et le ramène au fond commun, inférieur, dont il était issu.

Notes:

1: Durkheim (E.), Les règles de la méthode sociologique, chapitre V, section 1 (Cet ouvrage est édité dans cette collection des Classiques des sciences sociales). (Retour à l’appel de note 8)

2: Nous soulignons. (Retour à l’appel de note 10)

3: Durkheim (E.), Les règles de la méthode sociologique, chapitre premier. (Retour à l’appel de note 11)

4: Cf. Freud (S.), Totem et tabou (1ère édition : 1912). (Cet ouvrage est édité dans la collection des Classiques des sciences sociales.) (Retour à l’appel de note 12)

5: Durkheim (E.), De la division du travail social, livre 1, chapitre 2, section 3. (Retour à l’appel de note 15)

6: Durkheim (E.), Les formes élémentaires de la vie religieuse, Conclusion. (Cet ouvrage est édité dans cette collection des Classiques des sciences sociales). (Retour à l’appel de note 17)

7: Nous pourrions, en sortant du cadre strict de la sociologie et des sciences sociales, procéder à une excursion dans la psychologie dite «génétique» d’un Jean Piaget (1896-1980), pour y rencontrer des travaux nous paraissant, dans une autre dimension, confirmer les thèses de Durkheim, Piaget montrant notamment que c’est la vie dans le groupe qui permet au psychisme de l’enfant de progresser vers la pleine maturité en le faisant sortir de l’égocentrisme intellectuel et moral qui initialement l’enferme dans des erreurs de représentation et des contradictions affectives. Cf. Piaget (J.), Six études de psychologie et: Piaget (J.), Inhelder (B.), La psychologie de l’enfant. (Retour à l’appel de note)

Sources:

Gustave Le Bon  (1895), La psychologie des foules, Edition Félix Alcan, 9ème  édition, 1905

Wikipedia.org

Serge-moscovici.fr

Psychologie-sociale.com

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