Le chiisme vu par un journaliste chrétien
Tebyan vous propose de lire le regard que porte sur l’école chiite un journaliste chrétien, Henry Tincq. Nous donnons le texte tel quel, mais les passages manifestement problématiques sont entre parenthèses et en tout état de cause, nous ne cautionnons pas le contenu du texte. Toutefois, il nous a semblé assez intéressant pour mériter d’être publié. La description donnée est plutôt réaliste et montre que la littérature chiite a su transmettre avec nu relatif succès les enjeux du chiisme. Regard d’un journaliste chrétien sur le chiisme…
Henry Tincq
Après avoir travaillé au journal La Croix, Henri Tincq est journaliste au Monde où il est responsable de la rubrique « Religions » depuis 1985, essayiste et semble t-il, catholique « libéral ». Il est l’auteur d’ouvrages sur le catholicisme, notamment de DEFIS AU PAPE DU TROISIEME MILLENAIRE, Jean-Claude Lattès, Paris, 1997 ; LES GENIES DU CHRISTIANISME - 2000 ANS D’HISTOIRES DE PECHEURS ET DE SAINTS, Plon, Paris, 1999. Il est également président de l’Association des journalistes de l’information religieuse.. Il est également le lauréat de 2001 du prix John Templeton en journalisme. Auteur du Larousse des religions, il s’est intéressé à l’histoire des papes. Il a décrit l’affaire des caricatures de Mahomet comme un «choc des ignorances». En avril 2007, il est nommé Chevalier de la Légion d’honneur.
Ouvrages publiés par H.Tincq
•Ces papes qui ont fait l’histoire, 2006
•Larousse des religions, 2005
•Vivre l’Islam , 2003
•Une France sans dieu, 2003
•Les Génies du christianisme - Histoires de prophètes de pécheurs et de saints, 1999
•Les Médias et l’Église - Évangélisation et information, 1997
•L’Étoile et la croix, 1993
•L’Église pour la démocratie, 1991
Article publié au Monde en juillet 2007
La bataille de Karbala : le baptême de sang des chiites
"Ce sol empli d’infortune est la plaine de Karbala. En ce désert fut mis à mort le Prince aux lèvres altérées. C’est le temps des cris pour la langue, le temps des pleurs pour les yeux."
Au XVIe siècle, le poète iranien Mohtacham écrit encore des odes funèbres à Hussein, fils d’Ali, petit-fils du prophète Mahomet, assassiné neuf siècles plus tôt à Karbala. Karbala, où une antique rivalité tribale et une lutte de pouvoir inégale ont dégénéré en un drame cosmique dont la lamentation chiite, depuis, entretient l’impérissable souvenir.
A Karbala, petite localité du désert irakien, la mort de soif attend les proches d’Hussein. Nous sommes en octobre 680 (muharram 61, selon le calendrier musulman). L’armée des Omeyyades, la dynastie régnante à Damas, leur coupe l’accès à l’eau de l’Euphrate et la route de Koufa, au sud de Bagdad. Hussein est le petit-fils que chérissait le Prophète. Il le soulevait sur ses épaules et le serrait entre ses bras.
Mais aujourd’hui son sort semble scellé, et il médite sur le tragique destin de sa famille, de son père Ali, lui aussi assassiné. Ecoutant la plainte de la population de Koufa tyrannisée par Yazid l’imposteur, le calife omeyyade, il a pris la route de l’Irak, sans intention d’en découdre. Il n’a d’ailleurs pour escorte que sa famille et quelques dizaines d’hommes, mais son expédition ressemble à une marche vers la mort. Muslim Aqil, son cousin, parti en avant-garde, est tué. Les notables de Koufa le lâchent un à un. (Hussein tente de négocier avec Yazid, est prêt à faire allégeance quand un émissaire exige une reddition humiliante).
Le 10 octobre, l’armée omeyyade décide d’en finir et de briser la résistance des derniers descendants mâles du Prophète. Le combat est désespérément inégal. Les têtes volent une à une dans le sable. Hussein et ses guerriers sont transpercés, décapités, écartelés, piétinés par le sabot des chevaux et des chameaux. Les Omeyyades s’acharnent sur les cadavres. Ubayd Allah Zyad, gouverneur de Koufa, s’amuse, avec son bâton, à curer les dents du crâne d’Hussein. La vie des femmes est épargnée, mais Zainab, demi-soeur d’Hussein, est transférée de force à Damas (où elle vivra jusqu’à sa mort en résidence surveillée). Quant à son épouse, princesse iranienne selon la légende, elle aurait été tuée en fuyant ou réfugiée en Iran. Les dépouilles des "martyrs" sont ensevelies à Karbala où, chaque année, le jour de l’Ashura, les chiites défilent encore en pèlerinage.
Karbala est une échauffourée plus qu’une bataille rangée. Elle décide pourtant du cours de l’histoire. Elle met un terme à la saga de fer et de feu qui a suivi la mort du Prophète en 632.
Cette litanie impie de conspirations et de trahisons s’achève, dans une plaine désertique, par une complète victoire omeyyade. Mais le rituel du massacre d’Hussein par des mains musulmanes en dit long, près d’un demi-siècle après la naissance de l’islam, sur la résistance des mentalités ancestrales et tribales. Dans le baptême de sang de Karbala, naît une piété chiite fascinée par le deuil et le martyre. Les chiites font de Karbala le lieu du sacrifice suprême et consenti, et d’Hussein le modèle du combattant valeureux, défendant sa liberté et son honneur, prêt à mourir pour revenir à la pureté de l’islam des origines.
Pourquoi a-t-il fallu que le sang coule, du vivant même du Prophète et après son ensevelissement, projetant sur l’islam une tache indélébile ? Si Mahomet, le dernier des prophètes - le "Sceau" - ne peut avoir de successeur, la direction de l’empire naissant suscite bien des convoitises. Il n’a pas d’autre descendance mâle qu’Hassan et Hussein, encore enfants, nés de sa fille Fatima et d’Ali, son cousin et son gendre. (Il n’a désigné de manière explicite aucun successeur). Après les funérailles de 632, à Saqifa, près de Médine, deux légitimités s’affrontent donc : celle des compagnons du Prophète, les sahaba, hommes d’expérience, premiers convertis selon la tradition sunnite, soit une légitimité de type tribal traditionnel ; et celle, minoritaire, de la famille du Prophète, qu’incarne le jeune Ali, premier converti aussi (mais que vaut une conversion à 9 ans ?) selon les "alides", précurseurs des chiites (de chia, le parti d’Ali), soit une légitimité de type coranique, encore faiblement suivie.
Les premiers l’emportent. Ils vont donner à l’histoire les trois premiers califes de l’islam (632-656) : Abu Bakr, qui réprime le retour à l’apostasie, Omar et Othman qui consolident l’Etat, conquièrent l’Iran, l’Afrique du Nord, l’Asie centrale, jusqu’aux confins de l’Inde. Les deux derniers finiront dans le sang. Mais il est impossible de comprendre le schisme originel de l’islam sans s’arrêter sur la mise à l’écart d’Ali qui, aujourd’hui encore pour les chiites, constitue le coup d’Etat initial, la faute première, le début de la décadence de l’islam majoritaire.
Ils n’ont jamais cru qu’un chef de l’envergure de Mahomet ne se soit pas donné de successeur. C’est contraire à toute logique coranique et à la tradition prophétique : Moïse avait à ses côtés Aaron et Josué, Jésus avait Simon-Pierre. Les chiites accusent donc les sunnites d’avoir trahi le Prophète, expurgé du Coran les consignes de sa succession par Ali. (Ils créent leur propre tradition, à base de hadith (les "dits" des imams), faisant d’Ali l’héritier naturel, le premier des musulmans, le premier Imam. La polémique sur la falsification du Coran entretiendra, de longs siècles, l’animosité entre sunnites et chiites) voir Présentation du Saint Coran 6.
Mais où finit l’histoire et où commence la légende d’Ali ? Dans les mille récits de sa vie, rédigés dans les temps de persécution chiite, le merveilleux le dispute aux exégèses infinies. Mahomet a 30 ans quand Ali naît à La Mecque, vers l’an 600. Mahomet, orphelin, a été adopté par son oncle, Abu Talib, père d’Ali. Ali, qui a 9 ans quand Mahomet reçoit la Révélation, deviendra "l’enfant du Coran", le "deuxième musulman", après Khadija, l’épouse bien-aimée du Prophète. S’il est trop jeune pour combattre les infidèles de La Mecque, il émigre avec Mahomet à Médine, épouse sa fille Fatima qui, avec ses deux fils, Hassan (né en 625) et Hussein (en 626), occupe une place centrale dans le panthéon chiite.
Ali est plutôt replet, (myope et chauve), mais la sira (tradition biographique) chiite en fait un "lion", un combattant toujours "couvert de poussière".
Elle le pare de toutes les vertus, jeunesse, audace, éloquence, sagesse. Il est celui qui tire Mahomet des situations les plus difficiles, conquiert des positions imprenables. Quand Mahomet s’enfuit de La Mecque, Ali dort dans son lit pour abuser ses poursuivants. L’iconographie le dépeint portant l’épée à deux pointes héritée du Prophète et c’est à lui que Mahomet aurait confié - privilège insigne - tous ses biens et les intérêts de son clan.
D’innombrables anecdotes font d’Ali le successeur désigné. En mars 632, Mahomet et Ali se reposent près de l’étang de Khoum à mi-chemin entre Medine et La Mecque où le Prophète revient pour mourir. Mahomet prend alors Ali par la main et déclare : "Toute personne dont je suis le maître a également Ali pour maître." Ce sont des paroles d’adoubement. Les témoins ne s’y trompent pas, félicitent Ali et le plébiscitent comme "commandeur des croyants". Cette scène est encore commémorée chaque année par les chiites. Les sunnites ne contestent pas le propos du Prophète, mais n’y voient qu’un simple témoignage de confiance pour son cousin, son gendre et frère en islam.
Un quart de siècle s’écoule avant qu’Ali ne succède enfin comme calife à Othman, assassiné en 656 par une population révoltée par son népotisme. Un quart de siècle qui va nourrir chez les chiites un infini ressentiment contre les premiers califes usurpateurs, mais aussi une attente de type messianique, donnant toute son originalité et sa force au chiisme naissant. Voulu par Dieu, ce temps de patience est une mise à l’épreuve des vertus d’Ali. L’idée se développe que l’Imam, écarté du pouvoir, est porteur d’une vérité qui finira par triompher.
La réalité spirituelle de l’"imamat" dépasse l’exercice d’un pouvoir politique considéré comme impur et injuste. Il n’est nul besoin d’être sous le regard des hommes pour gouverner une communauté.
La doctrine du Mahdi, "l’imam caché", est en germe dans ces premiers temps de l’attente chiite.
Si le califat d’Ali (656-661) est un accomplissement, c’est aussi une suite de guerres civiles, les premières dans l’islam. Le temps de la fitna - la "grande discorde" - a commencé. A Siffin, en 657, sur la rive droite de l’Euphrate, Ali est défié par le fondateur de la dynastie omeyyade à Damas, Muawiya, parent du précédent calife Othman dont il réclame vengeance. Mais, coup de théâtre, Muawiya ordonne à ses soldats d’arracher des feuillets du Coran et de les attacher au bout de leur lance. Une trêve est décrétée.
Les deux belligérants en appellent à l’arbitrage du Livre sacré pour savoir si Othman avait contrevenu aux ordres divins et méritait d’être assassiné.En acceptant cette procédure, Ali indispose ses troupes pour lesquelles les armes avaient déjà rendu leur verdict. A leurs yeux, un jugement humain ne saurait remettre en question le califat qui procède de l’ordre divin. Une partie de ses fidèles se révoltent contre Ali. C’est la première des dissidences chiites : les kharidjites (de kharaja, s’en aller, sortir) exigent d’Ali qu’ils reconnaissent son impiété. La répression du calife dans ses propres rangs est féroce. Les kharidjites sont décimés. Ce n’est pas tout : la procédure d’arbitrage pour décider du sort de la bataille de Siffin lui est défavorable. Elle établit qu’aucun acte du calife Othman ne fut contraire à la volonté de Dieu. Muawiya en conclut qu’Ali est coresponsable de son assassinat et se fait proclamer calife en 660.
L’umma, la communauté musulmane, explose. L’islam n’est plus un, mais plusieurs, l’autorité divisée entre la dynastie syrienne des Omeyyades à Damas et les chiites qui se replient à Koufa en Irak. Comme un malheur n’arrive jamais seul, Ali est assassiné en janvier 661 par un kharidjite assoiffé de vengeance. Hassan, fils aîné d’Ali, est investi (comme deuxième Imam), mais son règne n’est qu’un intermède. Il refuse un nouveau bain de sang avec les Omeyyades, capitule, quitte l’Irak et finit ses jours à Médine. C’est donc à Hussein, second fils d’Ali et troisième Imam, qu’il appartiendra de solder les comptes de cette interminable guerre de succession. La bataille de Karbala est en filigrane. Le schisme est définitivement consommé.
L’étonnant est que tout se soit joué dès les premières années. Du destin tragique de la famille d’Ali naît une religion de "la passion et du mystère", comme dit du chiisme André Miquel, en guerre contre tout tyran, porteur d’une violence révolutionnaire de type messianique, obsédée par des pulsions de pureté et de mort, exaltant le martyre pour le triomphe de la justice et du vrai islam. D’autres massacres suivront sous les règnes omeyyade et abbasside. Mais Karbala est le condensé de toutes les persécutions, le symbole qui rappelle aux chiites que leur malheur présent n’est rien en comparaison du malheur que fut le double assassinat d’Ali et d’Hussein. Depuis, les mausolées d’Ali à Nadjaf, d’Hassan à Médine, d’Hussein à Karbala, de Zeinab à Damas, des dizaines d’autres sanctuaires en Iran et en Irak ne désemplissent pas. ( Ils donnent lieu à des processions sanguinolentes, avec flagellations, amputations, qui défient l’imagination).
Deuil et espérance millénariste font partie de la mentalité chiite. Une espérance qui repose exclusivement sur l’Imam.
Car si les 200 millions de chiites - 20 % du monde musulman - partagent avec les sunnites la même croyance en l’unicité de Dieu, ils s’en distinguent par le culte de l’Imam, de lignée prophétique par Ali et Fatima, calife de Dieu sur terre, "guide infaillible et impeccable", être pur qui ne médit jamais, ne fornique pas, ne se livre pas aux jeux de hasard, a une science innée de toute chose, est le dépositaire du "sens caché" du Coran. Car la vision duelle du monde chiite comprend toujours un niveau secret, ésotérique, et un niveau manifeste, exotérique.
A cet égard, l’Imam constitue la révélation aux hommes du Dieu inconnu. Les chiites ne parlent pas d’incarnation comme le font les chrétiens, mais de manifestation divine, de théophanie. Pour les chiites, l’Imam est "le reflet" de Dieu, l’être céleste, cosmique, l’homme primordial, l’homme-Dieu. Le Coran est "l’Imam muet, le guide silencieux", et c’est l’Imam qui le fait parler : il est le "Coran parlant". Ali est le premier d’une longue chaîne d’Imams chargés de garantir la pureté de la foi, d’enseigner les fidèles, de préparer le retour de Dieu avant le Jugement dernier. A ce titre, Ali est l’Imam le plus vénéré. Il est Ali "le Suprême".
Les Imams sont tous de sa descendance et leur initiation obéit aux règles les plus stupéfiantes de la mystique chiite. L’Imam dispose de pouvoirs miraculeux, de relations avec le surnaturel, le monde des morts et des prophètes. Il transmet ses connaissances sur le mode initiatique, connaît le moment de sa mort, l’identité de son successeur. La majorité des chiites - dits "duodécimains" - croient que la lignée des Imams visibles s’est arrêtée au IXe siècle, avec Al-Mahdi, le 12e Imam, "occulté" par Dieu du regard des hommes. Les chiites "septimaniens" - dont l’un des chefs spirituels est l’Aga Khan - se sont séparés sur le choix du 7e Imam, Ismaïl, occulté plus tôt (762). Mais pour les duodécimains, majoritaires, le Mahdi (le "Bien guidé") caché continue de vivre sur terre et réapparaîtra à la fin des temps pour restaurer la religion vraie.
Comment ignorer la force de cette espérance, tissée de miracles, d’apparitions, de récits inspirés par ce messie que les fidèles chiites croient apercevoir parfois jusque dans les rues de La Mecque, à qui ils écrivent en utilisant les tombes des saints comme des boîtes à lettres ? Une armée porte aujourd’hui le nom du Mahdi en Irak. Le même a sa milice au Liban. Son nom est porteur d’une mythique espérance de purification du monde. Comme tous les messianismes, le chiisme situe son combat au niveau cosmique, celui des justes contre les pécheurs, de la lumière contre les ténèbres .
Henri Tincq