Épigramme vénitienne
Un vent triste et perfide, ô Venise, a soufflé
Sur le fard pâli de ta joue,
Et la Fortune a fait avec son pied ailé
Plus d’une fois tourner sa roue.
Toi qui voyais jadis, comme un essaim bruyant
Sorti de tes ruches guerrières,
Vers ta riche beauté revenir d’Orient
Les fanaux d’or de tes galères!
Un jour, ne t’es-tu pas, en robe de brocart,
Éblouissant ceux qui t’ont vue,
Assise en ton orgueil et leur offrant leur part,
A ton festin, la face nue?
Puis, sous le masque noir dont le nocturne atour
Parait ta grâce déguisée,
N’as-tu pas invité le Plaisir et l’Amour
A boire à ta coupe irisée?...
Une barque de fruits croise sur le canal
Une gondole lente et close;
Un cyprès noir dans le jardin de l’Hôpital
Dépasse le haut du mur rose;
Un vieux palais sourit à l’angle d’un campo
De sa façade défardée,
Derrière un store jaune d’ocre, un piano
Estropie un air d’“Haïdée”;
Sur la lagune une péotte de Chioggia
Etend sa rouge voile oblique
En attendant le vent subtil et doux qui va
Se lever de l’Adriatique,
Et, Maîtresse des mers, j’évoque un temps lointain,
Venise, où, Reine des rivages,
Tu coiffais d’une conque d’or le front marin
De tes Doges aux durs visages!
Henri de Régnier
Source: E-venise.com